Tirons les enseignements de l’histoire des mouvements dont nous sommes les héritiers, pour mieux tirer parti de nos énergies présentes et réinvestir le débat public sur les changements de société aujourd’hui urgents!


Avec la participation d’Antoinette Brouyaux (Associations 21), Mathieu Sonck (Inter-Environnement Bruxelles), Brigitte Gloire (Oxfam Solidarité) et Thierry Vandebroeck (Poseco).

Exposé d’Antoinette Brouyaux : l’ouvrage de Jean-Louis Laville, « Politique de l’association » (paru au Seuil en janvier 2010), consacre une large part à l’histoire du mouvement associatif (cfr pp. 33 à 95). Lors de sa conférence du 8 septembre à Charleroi, ce sociologue Français rôdé à l’approche de l’économie sociale n’a rappelé que les grands traits de cette histoire au XXe siècle, d’où l’idée de compléter le compte-rendu de son exposé par l’histoire de l’associationnisme dès ses origines.

Précisons que cette notion d’associationnisme recoupe à la fois le monde associatif dans son ensemble, et l’économie sociale en particulier. On ne s’étendra pas ici sur le cadre institutionnel de l’économie sociale en Belgique, qui fera l’objet de l’échange croisé du 4 novembre 2010.

L’histoire de l’associationnisme a fait l’objet de nombreux travaux, dont on trouve les références dans « Politique de l’association ». Mais globalement, cette histoire reste méconnue, même dans le monde associatif d’aujourd’hui. Or notre présent et notre futur ne peuvent se construire que sur des racines solides ! Sur cette base, on évitera de réinventer la roue, mais on reprendra aussi confiance dans des capacités éprouvées par nos prédécesseurs, de jouer un rôle majeur dans les changements de société qui s’avèrent aujourd’hui nécessaires. C’est en ce sens que cette (re)découverte a quelque chose de thérapeutique…

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L’associationnisme trouve sa source dans l’économie populaire de subsistance à l’échelle domestique ; il s’agit d’une économie de travail et non de capital. Dès le XVIIIe siècle, la lutte pour les droits civiques – qui aboutira à la Révolution Française et à des processus équivalents dans d’autres pays – se nourrit d’une telle activité économique. Cette combinaison économie/politique confère au mouvement associatif une force financière mais aussi morale (sociale ou religieuse), de telle sorte qu’il devient au XIXe S. incontournable. L’associationnisme émerge aux Etats Unis (mouvements d’émancipation des noirs et des femmes), en Europe mais aussi en Amérique Latine où l’économie populaire est tout d’abord une activité alternative et de résistance à l’économie coloniale, et devient ensuite une résistance au capitalisme au XIXe siècle.

Ce n’est pas pour rien que les associations sont régulièrement réprimées, par les révolutionnaires français en 1791, un peu plus tard en Angleterre également. On voit néanmoins se poursuivre le développement des sociétés de secours mutuel, issues d’un mouvement ouvrier des « petits métiers » (les syndicats émergent plus tard dans le monde industriel). Ces sociétés combinent philanthropie, politique et syndicalisme. Elles créent des associations de travailleurs, une Banque du Peuple et des mutuelles. Cette effervescence associative culmine en France en 1848.

On retrouve là le fondement d’une politique de l’association, un nouveau type d’espace public dont on peut s’étonner que l’Histoire l’ait à ce point négligé ensuite. Est-ce parce que les VIP de l’utopie ont volé la vedette aux praticiens ? L’Histoire a en effet retenu les noms de Saint-Simon (1675-1755), Charles Fourier (1772-1837), Alexis de Tocqueville (1805-1859), dont les écrits ont d’ailleurs permis de documenter l’histoire du mouvement social. On a dit de cette époque qu’elle était celle du socialisme utopique mais l’utopie était expérimentée, ce qui la démocratisait et la protégeait des tendances à l’enfermement totalitaire (qui l’ont emporté ensuite). Les praticiens de l’utopie, par leur lutte pour plus d’égalité, s’opposaient fondamentalement à l’idée d’une loi naturelle de l’économie de marché.

C’est ainsi que petit à petit, la solidarité se substitue à la charité. La solidarité est une notion plus forte, parce que sa portée collective structure les rapports sociaux et économiques. Au XIXe siècle, l’idée neuve est celle d’une solidarité démocratique, différente des solidarités traditionnelles, plus politique. La revendication du principe d’égalité peine à progresser mais elle crée du lien social. Cette solidarité là est encore volontaire. Aujourd’hui, parce qu’elle est institutionnalisée de longue date, certains considèrent la solidarité au même titre que la charité. D’où l’urgence de la réinventer…

Mais revenons à l’histoire : durant la seconde moitié du XIXe S., les politiques établis referment le questionnement associationniste en argumentant qu’il faut certaines qualités pour avoir le droit de s’exprimer, notamment par le vote (vote censitaire parce que les « masses incultes » font peur et parce que l’autonomie économique semble une condition d’impartialité). Ils développent en même temps l’idéologie du progrès et du productivisme: « c’est ça qui va nous sortir de la pénurie ». Ce sophisme économiciste crée une confusion entre l’économie et le capitalisme marchand. Le mouvement libéral monte en puissance tout en devenant plus pessimiste : la solidarité ne fonctionne que si elle reste volontaire, fondée sur la bienveillance. Le libéralisme se substitue alors au philanthropisme. Un seul groupe social pose problème : les pauvres, qui ne peuvent s’adapter au nouveau régime ! Or les « pauvres » ne se battent pas seulement pour leur survie mais aussi pour défendre une certaine manière de vivre ensemble, et surtout plus d’égalité. Les révoltes paysannes et ouvrières se passent à des périodes différentes d’un pays à l’autre, le radicalisme populaire revient régulièrement ici et là jusqu’à la fin du XIXe S. Puis il est englouti dans la polarité libéralisme v/s socialisme.

De cette polarité naîtront les grandes idéologies qui marqueront le XXe siècle, mais aussi des réformes aboutissant à une nouvelle architecture bipolaire de la société, Etat social (plus ou moins redistributif) d’une part, marché d’autre part. Dans ce compromis, la solidarité est tributaire de la croissance marchande et les syndicats s’enracinent dans l’entreprise de type industriel. Entretemps, l’économie populaire a été dévalorisée, au nord comme au sud, et le secteur associatif est devenu le « tiers secteur », à la marge des deux autres.

Pourtant, dans les faits, l’économie populaire subsiste. Jusqu’au milieu du XXe S., la paysannerie reste le modèle agricole dominant et on compte plus d’ouvriers dans les PME que dans les grandes entreprises.

Dans la seconde moitié du XXe S., on voit émerger des formes renouvelées d’économie sociale, portées par des économistes qui réécrivent l’histoire, à l’instar de Karl Polanyi (1886-1964) et de sa « Grande transformation » (l’ouvrage, publié en anglais en 1944, n’a été traduit en français que 40 ans plus tard). Dans cet ouvrage, Polanyi retrace l’histoire du capitalisme, du XVIIIe S. jusqu’à la seconde guerre mondiale, avec une vision d’une actualité toujours étonnante aujourd’hui.

De telles approches hétérodoxes sont en effet salutaires à l’heure où, comme le prône Jean-Louis Laville, il est urgent de dépasser le dualisme Etat/marché, et de redonner une place à la société civile. Pour cela, il faut aussi que les acteurs associatifs et de l’économie sociale retrouvent la mémoire et osent se mêler du débat public sur l’avenir de la société, afin que l’Etat n’obéisse plus seulement aux capitalistes. C’est en ce sens que Jean-Louis Laville parle de « nouvelle alliance » entre la société civile et les autorités publiques. Cette idée suscite la méfiance des deux côtés pour des raisons compréhensibles (risques d’instrumentalisation, etc.) mais l’objectif est de reconstruire une régulation publique que la société civile appelle de ses voeux. Il faut alors qu’elle accepte de se mouiller !

On poursuivra la réflexion en lisant le compte-rendu de la conférence que cet auteur a donnée à Charleroi le 8 septembre 2010, mais aussi en la reliant à celle sur les « commons », qui, dans la sphère anglo-saxonne, a été théorisée par Elinor Ostrom, prix Nobel de l’Economie en 2009, et qui est poursuivie aujourd’hui dans le monde francophone autour de la notion de « biens publics mondiaux ».

L’histoire des « communs » réveille notre imaginaire d’enfant puisqu’elle permet d’évoquer Robin des Bois, qui personnifiait un conflit social du XIIIe siècle au Royaume Uni, autour de l’utilisation des forêts et des pâturages dont l’« enclosure » par le Roi Jean et ses barons visait à interdire l’accès aux populations rurales. Ce conflit aboutit à la Charte des forêts en 1215. La dichotomie entre les communs en tant que ressources pour tous et les communs comme objets de propriété, revint à toutes les époques et rebondit à la fin des années 90, dans l’ère numérique avec l’avènement du mouvement open source. Elinor Ostrom modélisa la gestion des communs en tant que mode de gouvernance mais aussi en tant que construction collective de connaissance, à travers l’expérimentation et la résolution des conflits au quotidien.

Aujourd’hui, pas plus qu’hier, on ne peut se limiter à penser les mutations dans le seul cadre académique. D’autres manières de construire la connaissance, comme les universités populaires qui datent elles aussi du XIXe S., permettent de théoriser au départ des pratiques, plutôt que de contraindre les pratiques à une théorie. C’est là que le mouvement associatif et l’économie sociale ont une place à regagner pour élaborer ensemble, à l’instar des pionniers de l’associationnisme au XIXe S., un imaginaire fécondant et non un imaginaire leurrant, qui nous mènerait vers de nouveaux totalitarismes !

Echange croisé de réflexions suscitées par cet exposé :

Thierry Vandebroeck : Poseco anime un réseau d’entrepreneurs sociétaux qui, étant chacun très engagés dans leur domaine, n’avaient pas conscience du changement de société qu’ils induisaient ensemble. Tous se réjouissent donc de cette mise en réseau et souhaitent poursuivre l’expérience. D’autres réseaux rassemblent d’autres acteurs. Ces lieux de débat permettent d’insuffler de nouvelles consciences collectives.

Brigitte Gloire : chez Oxfam Solidarité, on constate une différence de mentalité entre les « vieux militants » qui ont choisi cette ONG comme cadre de travail par conviction et les « nouveaux engagés » pour qui c’est un lieu de travail comme un autre. Il faut tisser du lien entre générations de travailleurs et d’activistes…

Mathieu Sonck : ces deux dernières années, Inter-Environnement Bruxelles a réécrit son histoire (35 ans) de manière subjective, sous l’angle macro et micro. Là aussi on a constaté une évolution du militantisme au professionnalisme, d’où l’importance de cette reconstruction collective en vue de remettre en commun connaissances et énergies (empowerment). Cette histoire a pointé une carence au niveau des quartiers populaires. Or l’éducation permanente reste centrale dans l’histoire d’IEB. D’où un redéploiment vers ces quartiers qui ne s’improvise pas, cela prend du temps, il ne faut pas nécessairement vouloir être tout de suite efficace avec ces « nouveaux » publics. Peut-être faudrait-il parler plutôt d’efficience…

Thierry Vandebroeck : en tout cas la dispersion des activités associatives aujourd’hui donne l’impression d’une dépense d’énergies tous azimuts, parfois pour rien (ex. publications redondantes parce que chaque association publie la sienne dans une logique de justification d’activité). Proposition : créer un groupe « Stratégie » au sein d’Associations 21, qui coordonnerait les mobilisations sur des enjeux importants, à certains moments.

Brigitte Gloire : c’est ce qu’on fait déjà avec la fonction de veille, ainsi pour le moment un texte sur les agrocarburants est en circulation; on va se remobiliser en novembre en vue du sommet climatique de Cancun; le 27/10 il y a un Hearing au Parlement Européen sur le thème « environnement et développement »… Mais en effet, cette veille qui fonctionne au coup par coup pourrait s’inscrire dans une stratégie à plus long terme.