Les orientations de ce texte sont le fruit de réflexions collectives réalisées dans différents groupes constitués au sein du mouvement Luttes Solidarités Travail (LST) [1] ) . Dans le cadre de ces divers groupes de travail et de réflexion, des personnes, des familles, des travailleurs(euses) qui vivent au quotidien les réalités de la grande pauvreté, analysent les réalités de la société et particulièrement les mécanismes qui sont la cause de situations défavorables.

C’est de ce regard des plus pauvres sur le fonctionnement de notre société et leurs résistances quotidiennes à la misère que partent les réflexions qui suivent.

Les questions abordées ouvrent plus souvent des chantiers de réflexion qu’elles n’apportent de réponses. Elles dressent un état de la réflexion en ce début de printemps 2007.

Dans les débats et les recherches sur le développement durable, il nous semble important d’apporter l’expérience de résistance à la misère mais aussi la pensée et les attentes de ceux et celles qui subissent au quotidien les conséquences néfastes du fonctionnement de la société.

Face au modèle dominant, un développement juste et équitable surtout!

Dans le cadre de notre mouvement, nous mettons toujours en évidence le fait que la grande pauvreté, ici comme ailleurs, est étroitement liée au modèle de développement adopté par les entités dominantes et imposé comme tel à l’ensemble de l’humanité. Ainsi, la notion même de développement est-elle aujourd’hui conditionnée par l’adhésion au principe d’une croissance permanente et sans limite.

Or nous constatons que la croissance des richesses, pour l’essentiel aux mains de quelques- uns seulement, s’accompagne d’une croissance beaucoup plus forte encore de la pauvreté, voire de la misère [2] , et cela pour un plus grand nombre.

Comment pouvons-nous dès lors envisager une notion du développement qui ne nous enferme pas dans des mécanismes de recherche d’une croissance permanente ?

A la notion de « développement durable », nous préférons une appellation qui introduit les *aspects d’équité et de justice dans le modèle de développement socio-économique*.

En effet, les objectifs de « développement » ou encore de « croissance » tels que définis aujourd’hui ne disent rien sur la manière de répartir les fruits de ce développement ou de cette croissance. Que signifient de tels objectifs si on ne leur assigne pas des cadres qui dépassent les seules lois du marché et de la concurrence ?

Une alternative intéressante est la notion de « développement équitable », proposée par Ignacy Sachs au début des années nonante : « [Ce] développement [équitable] doit respecter cinq critères : justice sociale, prudence écologique, efficacité économique (évaluée socialement), acceptabilité culturelle, et aménagement équilibré de l’espace. En un mot, il doit s’agir d’un écodéveloppement.(Ignacy Sachs, Le Monde Diplomatique, décembre 1991)”

Des rapports d’exploitation

Les plus pauvres d’un pays riche attendent d’un modèle de développement qu’il s’appuie sur une recherche de juste répartition et d’équité pour un accès à tous aux biens et aux services.
A cet égard, l’idée de développement durable telle que véhiculée actuellement ne dit pas grand-chose de rassurant. En particulier, elle ne dit rien sur la manière dont les sociétés s’organiseraient pour se construire autrement que sur les rapports d’exploitation auxquels nous sommes quotidiennement confrontés.

Les logiques de croissance et d’accumulation financière qui semblent être l’unique référence du développement définissent en effet une économie qui se fonde sur une exploitation forcenée de la nature et de l’Homme. Une exploitation qui se traduit tant au niveau de la biosphère que de la sphère symbolique, de la culture, des valeurs,….

Que dit le principe 5 de la Déclaration de Rio (1992) ? “Tous les Etats et tous les peuples doivent coopérer à la tâche essentielle de l’élimination de la pauvreté, qui constitue une condition indispensable du développement durable, afin de réduire les différences de niveaux de vie et de mieux répondre aux besoins de la majorité des peuples du monde.” Sur le terrain, cela se traduit par un renouvellement des démarches d’assistance plutôt que par la mise en œuvre de moyens réels de lutte contre ce qui produit la grande pauvreté et la misère. Non accompagnée d’une analyse des rapports d’exploitation, nous craignons en effet que la Déclaration de Rio ne suscite que de nouvelles « chasse à la pauvreté » et « course » par rapport à l’évaluation des niveaux de vie.

“Le CPAS voulait me faire travailler pour 1 euro de l’heure et j’ai refusé”

La lutte contre la pauvreté passe aujourd’hui par la création d’emploi. A quel prix ? L’amalgame qui est fait entre travail, formation, occupation, indemnité, salaire, ne fait que refléter la confusion qu’instaurent les mesures développées par les pouvoirs publics et renforcer les sentiments d’exploitation et d’être sans avenir que cela engendre. Nous insistons sur le respect des droits fondamentaux liés à la protection des travailleurs comme… l’interdiction du travail forcé. Le Rapport général sur la pauvreté (FRB-1994) démontre que certaines « activations » se réalisent dans le cadre « d’emplois » qui échappent à la législation du travail.

Nécessaire versus surplus

La mise en œuvre d’un développement durable peut par ailleurs résulter en des « progrès » qui se traduisent pour les plus pauvres en souffrances et isolements supplémentaires.

Ainsi, en matière de mobilité, nous pensons que dans un avenir proche les plus pauvres ne pourront plus utiliser le vélo faute de pouvoir assumer les diverses contraintes qui seront imposées pour utiliser ce mode de déplacement sur la voie publique. En effet, si l’utilisation du vélo se développe, il est probable que les réglementations en matière d’assurance, de « brevet de conduite », de normes techniques et autres contraintes en limiteront l’utilisation par les plus pauvres.

Il en est de même avec le développement du recyclage. Cette activité était autrefois largement pratiquée par les populations les plus pauvres comme « métiers de survie » : récupération des métaux, des chiffons, papier, voire même des bouteilles vides. L’activité de « récupération » devenant plus lucrative, ce sont maintenant des entreprises qui en déterminent les conditions. Celles-ci sont prises à travers des décisions juridiques et du lobbying politique, et au détriment des plus pauvres. Ceux-ci ont en effet non seulement perdu ces métiers de survie et, bien souvent, ils ne peuvent même pas participer civiquement à la (trop coûteuse pour eux) gestion des déchets ménagers et du tri sélectif préférant abandonner leurs déchets sur la bord de la route plutôt que de payer les sacs communaux.

En matière de consommation, les grandes surfaces à prix concurrentiels sont souvent les seuls commerces accessibles aux plus pauvres. Ceux-ci y sont par contre perdants dans le cadre de la politique de fiscalité verte (TVA sur certains emballages) ; ces surfaces commerciales pratiquant souvent le suremballage. En outre, elles ne leur permettent pas de participer aux autres choix de consommation, « verte », « éthique » ou « équitable », prônés par le développement durable.

Il en est de même en ce qui concerne les efforts à consentir en matière énergétique. Ceux-ci sont inaccessibles aux plus pauvres. Pensons au principe des primes à l’isolation ou à l’installation d’un chauffage performant qui implique d’investir pour se faire rembourser après coup. Pensons aussi au principe des abattements fiscaux qui concerne peu les plus pauvres, locataires ou en deçà du revenu minimum imposable.

Accumulations non durables

Pour mettre en oeuvre d’autres pratiques, telles que celles que nous pouvons effectivement percevoir dans certains principes de la Déclaration de Rio, il faudrait reconnaître que l’accumulation des moyens par les plus riches est la cause de la pauvreté de la majorité des habitants de la planète. Et donc non seulement poser explicitement que certains seuils d’accumulation de richesses par quelques-uns (familles ou groupes de possédants) sont incompatibles avec un développement durable mais aussi définir l’accès à certains biens et services (comme l’habitat, l’énergie, l’eau, les moyens de communication, la mobilité, la possibilité de tisser des solidarités et de développer des activités d’utilité sociale, les moyens d’éducation et de culture, etc.) comme un droit pour tout être humain et non comme un « besoin marchand ».

Voici quelques constats en Belgique qu’il nous semble important de mettre en évidence :

=> Très souvent, les plus pauvres ont une consommation en biens élémentaires plus coûteuse que pour les autres consommateurs. Par exemple, l’électricité fournie avec un compteur à clé rechargeable coûte plus cher que la consommation ordinaire. Sans compter tous les frais engendrés par les démarches administratives suite à des retards de paiement. On retrouve ce même mécanisme dans l’accès aux les soins de santé pour les plus pauvres. Ou encore en matière d’économie d’énergie (chauffage) où les plus pauvres (locataires) n’ont pas accès à ce qui réellement permet d’économiser (meilleure isolation).

=> Par rapport aux aspects économiques de la lutte contre la pauvreté proposés à travers la création d’emplois nous insistons sur le respect des droits fondamentaux liés à la protection des travailleurs sur lesquels la plupart des textes sur le DD insistent. Par exemple, l’interdiction du travail forcé. Qu’est-ce qui se passe dans le cadre des « activations » pour les allocataires sociaux? Nous savons tous que certaines « activations » se réalisent dans le cadre « d’emplois » qui échappent à la législation du travail.

=> Nous soutenons bien entendu l’idée qu’il faut garantir un revenu « suffisamment élevé » pour toutes les familles, que ce soit par le travail ou par un revenu de remplacement. Cela soulève aussi la question de savoir comment rendre accessible à tous, l’ensemble des biens et services nécessaires au développement humain. La plupart des projets qui plaident pour un DD ne disent rien concernant la nécessité de définir l’accès à certains biens et services (habitat ; énergie ; eau; moyens de communication ; mobilité ; possibilité de tisser des solidarités et de développer des activités d’utilité sociale ; moyens d’éducation et de culture, etc.) comme un droit pour tout être humain et pas comme un « besoin marchand ».

=> Où il est question de culture… La culture c’est aussi tout ce qui se met en place pour résister à la misère, pour tisser des réseaux de solidarité, pour construire des droits qui semblent élémentaires pour la plupart des citoyens. Or, nous constatons qu’en cette matière la tendance générale renforce ce qui qui concerne la consommation culturelle de produits proposés par le marché.

=> Le droit d’association… Nous soutenons et insistons sur le fait qu’il faut favoriser la participation à la vie sociale par une reconnaissance et un soutien aux organisations intermédiaires. Nous savons combien pour les plus pauvres il est difficile d’exercer un droit d’association. Il nous semble que l’Etat doit soutenir les lieux où une citoyenneté active des plus pauvres se développe en tenant compte des difficultés rencontrées au quotidien par des personnes ou des familles qui sont en permanence confrontées à la misère. Il s’agit d’un élément-clé dont nous pouvons mesurer l’absence depuis de nombreuses années. Nous avons très peu de moyens pour soutenir le travail d’éducation permanente développé dans le cadre de nos associations.

Lorsque le modèle qui régit l’activité humaine est productrice de misère pour certains (de plus en plus nombreux), il est grand temps de changer ce modèle ! En effet, pour les plus pauvres qui paient dans la souffrance ce que certains identifient comme « le progrès », de tels modèles ne doivent certainement plus «durer».

De la lutte contre la pauvreté et la participation des plus pauvres

Dans l’existence des plus pauvres, nous constatons que la misère, destructrice, s’installe dès le moment où les solidarités actives dans les lieux de vie sont cadenassées, détruites ou interdites.

Les exemples ne manquent pas que ce soit dans l’activité économique, au niveau de la vie privée ou des relations sociales. On peut ainsi mettre en évidence les réglementations qui, en Belgique, conditionnent les solidarités de proximité :

– Les réglementations du chômage, de l’aide sociale, etc. qui conditionnement la vie des allocataires sociaux leur interdisent d’héberger quelqu’un qui serait sans logement ou de donner un coup de main à des voisins dans l’embarras. Des parents allocataires sociaux sont souvent par ailleurs contraints à pousser leurs enfants à partir de la maison pour éviter d’émarger au régime de cohabitants. L’inverse arrive aussi. Par ailleurs, de nombreuses familles se voient retirer leurs enfants du fait qu’elles habitent dans des constructions vétustes sans confort (parfois auto-construites) qui ne correspondent pas aux normes d’habitabilité.

– Se réunir, s’associer, militer, exercer une activité bénévole, participer à la vie politique et sociale de leur quartier, de l’école ou du pays revient souvent, pour les allocataires sociaux, à prendre un risque économique.

– Petit à petit des activités qui se situaient dans la « sphère des solidarités » sont interdites car récupérées par la « sphère marchande »; c’est le cas de ce qu’on appelle « les services de proximité » qui deviennent un potentiel d’emploi « marchand ».

Face aux dynamiques de concurrence, de compétition et d’exploitation, nous voulons au contraire promouvoir des manières d’agir qui s’appuient sur la coopération et les solidarités entre les gens. L’Etat doit soutenir les lieux où une citoyenneté active des plus pauvres se développe en tenant compte des difficultés rencontrées au quotidien par des personnes ou des familles qui sont en permanence confrontées à la misère. Il s’agit d’un élément-clé dont nous pouvons mesurer l’absence depuis de nombreuses années. Nous avons en effet très peu de moyens pour soutenir le travail d’éducation permanente développé dans le cadre de nos associations.

Mutations

Un développement plus juste et équitable serait-il plus durable ? Oui. Imaginons un développement de la justice, de l’équité, de la solidarité, de la coopération entre toutes et tous (y compris les plus faibles !) dans l’objectif de permettre à chacun(e) de participer à et de bénéficier de ce qui est finalement le produit de l’activité humaine et de la nature…


| NOTES:


[1] (Le lecteur est invité, s’i’l ne l’a déjà fait, à parcourir notre site Internet www.mouvement-lst.org, afin de percevoir plus amplement l’enracinement de LST.

[2] Nous distinguons pauvreté et misère. Pour expliquer cette distinction, on peut reprendre Péguy dans l’ouvrage De Jean Coste, Gallimard, 1937 : «On confond presque toujours la misère et la pauvreté ; cette confusion vient de ce que la misère et la pauvreté sont voisines ; elles sont voisines sans doute mais situées de part et d’autre d’une limite. » Pour Péguy, il s’agit d’une limite entre certitude et incertitude. Au-delà de cette limite le pauvre ou le riche a la certitude que sa vie économique est assurée [richement ou pauvrement, ndlr]. En deçà de cette limite, tout est misère : « le doute et la contre-certitude se partagent les vies qui demeurent en deçà : misère du doute ou misère de la certitude misérable.» Péguy rajoute : «Beaucoup de problèmes économiques, moraux ou sociaux, politiques même, seraient préalablement éclairés si l’on y introduisait, ou plutôt si l’on y reconnaissait comme due la considération de cette limite.» Rappelons que K. Marx identifiait nettement dans le sous-prolériat de l’ère industrielle (lumpen prolétariat) cette zone de misère peuplée d’hommes et de femmes. Plus proche, Ivan Illich aborde régulièrement à travers son œuvre les réalités de la « pauvreté modernisée » comme facteur créateur de misère. Cette réflexion est approfondie par Majid Rahnema dans son ouvrage Quand la misère chasse la pauvreté, Fayard, 2003.