C’est face à une salle bien remplie que 6 parlementaires bruxellois ont exposé leurs solutions pour lutter contre la fracture numérique. Deux cents personnes sont venues écouter leurs prises de position sur l’ordonnance Bruxelles numérique. Daniel Flinker de Lire et Ecrire Bruxelles nous livre le compte-rendu du débat organisé par la plateforme « Ce qui nous arrive » ce jeudi 25 mai.

Anne Coppieters, directrice de Lire et Ecrire Bruxelles, pose d’emblée l’enjeu politique de la soirée : « Nous ne sommes pas contre le numérique, nous sommes contre l’ordonnance Bruxelles numérique. Pour garantir un accès effectif aux droits et aux services essentiels, nous voulons une autre ordonnance où le contact humain prime, une ordonnance qui impose des guichets physiques et des services téléphoniques, accessibles et de qualité, dans les services publics bruxellois. Mais si, malgré notre mobilisation, l’ordonnance ‘’Bruxelles numérique’’ devait être votée, nous voulons qu’elle tienne compte de nos craintes et revendications. En particulier, les guichets physiques et les services téléphoniques, accessibles et de qualité, doivent être explicitement cités tant comme soutiens à la réalisation de démarches en ligne que comme alternatives au numérique ».

Périne Brotcorne détaille ensuite les enjeux du débat de société auquel nous sommes confrontés. La sociologue de l’UCLouvain explique qu’il faut désormais parvenir à concilier une numérisation accrue des services publics et le maintien des principes de base de ces services, à savoir l’universalité et l’égalité d’accès. Les derniers chiffres disponibles montrent en effet que les difficultés d’accès aux services, liées au numérique, touchent tout le monde. Près de la moitié des citoyens belges (de moins de 74 ans ! C’est donc une majorité si on inclut les aîné·es !) ont ainsi des difficultés à effectuer des démarches en ligne et la même proportion de personnes fait appel à une aide pour réaliser une demande administrative en ligne. La chercheuse conclut en rappelant que la technologie est généralement présentée comme quelque chose d’inéluctable et comme un progrès, ce qui tronque le débat. Il faut aujourd’hui réfléchir à la juste place de l’humain et du numérique.

Ces cadres rappelés, la journaliste de Médor Jehanne Bergé se lance dans l’animation du débat avec les parlementaires, en étant attentive à ce qu’ils répondent précisément à deux questions.

A la question, « quelles sont vos solutions pour lutter contre la fracture numérique ? », les élus régionaux apportent essentiellement les réponses suivantes :

  • former au numérique (PS, PTB), dès l’école (MR, Défi), mettre en œuvre le plan d’appropriation numérique (Défi) ;
  • accompagner les citoyens dans les démarches numériques (MR) ;
  • financer structurellement les espaces publics numériques (Les Engagés, Ecolo, PTB), les renforcer (PS) ;
  • offrir l’Internet gratuit, améliorer l’accès au matériel (PTB) ;
  • maintenir des guichets physiques dans chaque administration publique 20 à 40 heures par semaine (Les Engagés), au moins une fois par semaine sans rendez-vous (PTB), renforcer les guichets afin qu’ils soient en nombre et avec des moyens au vu des besoins (Ecolo), avoir un nombre suffisant de guichets avec du personnel et un accueil (PS) ;
  • maintenir des services téléphoniques de qualité, avec des humains et peu de menus déroulants (Ecolo) ;
  • octroyer des moyens pour les associations, sans qu’elles ne doivent jouer le rôle des services publics (Ecolo) ;
  • mieux financer les services publics (PTB).

Toutes et tous rappellent en outre l’importance de l’humain et l’importance de trouver un équilibre entre numérique et humain ; de belles paroles formulées par les parlementaires que l’animatrice de la soirée va leur demander de préciser dans leurs réponses à la question relative à l’avant-projet d’ordonnance Bruxelles numérique. En témoigne le premier échange entre Jehanne Bergé et Michaël Vossaert de Défi.

  • MV : « Il y a dans l’ordonnance l’obligation d’avoir une alternative en présentiel dans chaque administration. »
  • JB : « Les guichets sont dans l’ordonnance ? »
  • MV : « Les guichets physiques ou d’autres moyens. »
  • JB : « C’est écrit dans l’ordonnance ? »
  • MV : « Ce n’est pas dans un article mais dans l’exposé des motifs… »

La dernière réponse de l’élu fait, il faut l’avouer, un flop dans la salle.

La question posée à chaque parlementaire est la suivante : « L’inscription dans l’ordonnance du maintien et du développement des guichets physiques et des services téléphoniques, accessibles et de qualité, est-elle une condition pour que les parlementaires de votre groupe politique votent le texte ? »

Marc-Jean Ghyssels du PS prend la parole en premier : « Je ne voterai pas l’ordonnance en l’état ! La priorité doit être le choix du contact physique avec les administrations. Il faut le choix du contact avec les administrations ». Quelques minutes plus tard, il indique qu’il pense ne pas être le seul parlementaire PS à avoir cette position.

Farida Tahar annonce : « Je ne voterai pas l’ordonnance en l’état »… avant de préciser : « Ecolo ne votera pas le texte en l’état. Il faut des clarifications sur les alternatives au numérique. Avec nos collègues parlementaires notamment de Défi, nous travaillons d’ailleurs sur une résolution défendant les guichets physiques ».

Dans la majorité, seul Michaël Vossaert se montre favorable au texte (porté par le ministre Défi Bernard Clerfayt) « par respect pour l’accord de gouvernement », justifie-t-il.

Dans l’opposition, Les Engagés et le PTB sont clairement opposés au projet actuel.

Mohamed Masribatti (Les Engagés) explique : « L’humain est l’oublié de l’avant-projet d’ordonnance. On ne vote pas le texte tel qu’il est. C’est flou, il faut préciser l’alternative au numérique. Si le but est d’avancer dans la numérisation alors, je veux voter avant, une autre ordonnance sur l’alternative au numérique. Par ailleurs, si l’article 3 paragraphe 17 (qui impose aux associations de fournir des services dématérialisés) n’est pas supprimé, je ne voterai pas le texte ».

Françoise De Smedt indique que le PTB ne votera pas non plus le texte si les guichets et les services téléphoniques de qualité ne s’y trouvent pas. Elle tend ensuite la main à d’autres parlementaires : « S’il y a des voix discordantes dans la majorité, alors amendons tous ensemble cet article sur l’alternative au numérique ».

La position du MR est plus nuancée. Clémentine Barzin argumente : « Il faut une concertation avec les associations sur le texte. Il faut assurer une présence humaine dans les services publics. Il faut des clarifications sur le terme ‘’alternatives’’ au numérique ».

Après les interventions des parlementaires régionaux, Jehanne Bergé donne la parole au public. Les questions et remarques fusent de la salle. En voici quelques-unes.

  • L’avant-projet d’ordonnance encadre précisément le numérique dans tous les services publics mais il n’y a rien de concret sur l’encadrement des alternatives hors ligne. Pourquoi cette différence ? Est-ce si difficile de noter les guichets dans l’ordonnance ?
  • Si on laisse trop de place à l’autonomie communale dans le choix des alternatives au numérique, cela ne risque-t-il pas de mettre à mal la possibilité d’avoir des guichets ?
  • Avec le développement du numérique, on est obligé de se former, d’aller dans les espaces publics numériques. C’est très compliqué pour les personnes qui ont du mal à se déplacer.
  • On parle tout le temps de « dématérialisation » mais le numérique, c’est très matériel, c’est très polluant. Il ne faut pas non plus confondre innovation et progrès. Dans le numérique, le cycle des innovations devrait être ralenti car beaucoup de gens n’arrivent pas à suivre (les sites web changent, on n’y trouve plus l’info, il faut sans cesse actualiser les applis comme itsme…)
  • Il faut que l’article 1 de l’ordonnance concerne les guichets et ensuite on peut parler des alternatives, par exemple sous forme numérique.
  • Si la majorité parlementaire est en train de faire une résolution favorable aux guichets, pourquoi ne pas demander au gouvernement de la mettre dans l’ordonnance ?

Quels enseignements tirer de cette soirée ?

  • Les problèmes liés à la dématérialisation des services d’intérêt général et la nécessité de renforcer les guichets physiques pour garantir l’accès des Bruxellois à leurs droits sont des sujets qui font désormais débat. Les autorités publiques devront agir en la matière.
  • A part Défi, aucun groupe politique francophone du parlement bruxellois ne semble convaincu par l’ordonnance Bruxelles numérique sous sa forme actuelle. Ecolo, le PTB et Les Engagés ont affirmé qu’ils ne voteraient pas le texte en l’état. C’est le cas également pour plusieurs élus du PS. Quant au MR, il attend des éclaircissements avant de prendre une position définitive. Sur les 89 parlementaires régionaux, il y a donc 29 élus contre le texte (15 Ecolo, 10 PTB, 4 Engagés), 16 sont possiblement opposés à la mesure (PS), 14 sont dans l’expectative (MR)… et l’on n’a pas encore demandé l’avis des partis néerlandophones. Il est à présent manifeste qu’un nombre substantiel de parlementaires, peut-être la majorité d’entre eux, s’opposent à la mesure telle qu’elle est formulée.
  • Après le secteur associatif et les partenaires sociaux, c’est au tour des parlementaires de critiquer sévèrement Bruxelles numérique. Bernard Clerfayt doit donc abandonner son projet ou, à tout le moins, revoir en profondeur sa copie.

Pour discuter des perspectives à donner à la campagne contre l’ordonnance Bruxelles numérique, Lire et Ecrire Bruxelles nous invite le mercredi 14 juin de 9h à 12h30 à la Maison de la Francité. Info et inscription: Rencontre 14 juin « Bilan/perspectives » de la campagne contre l’ordonnance Bxl (…) – Lire et Écrire (lire-et-ecrire.be)