Le 16 novembre dernier, la Maison du Développement Durable, Exposant D et le Réseau pour l’Assainissement Durable nous invitaient à une conférence de Gunter Pauli sur l’économie bleue : une économie zéro déchet, au-delà de l’économie verte et du « cradle to cradle ». Un grand moment d’enthousiasme communicatif !

Qui est Gunter Pauli ?

Cet industriel belge a d’abord fondé Ecover. En 1990, découvrant que l’huile de palme utilisée pour fabriquer les produits de cette société, provoquait la déforestation de forêts primaires, il vend son entreprise pour se consacrer à la recherche de solutions permettant de régénérer la forêt tropicale, et non l’inverse. Il crée alors l’institut Zeri (Zero emission research institut) et s’installe au Japon. Cet institut soutenu par les Nations Unies a durant 20 ans pisté toutes les innovations concrètes et fonctionnelles qui permettent de produire ce dont l’homme a besoin pour vivre… Sans aucun déchet, sans pollution, mais en régénérant les ressources.
Résultat : un réseau de 3000 chercheurs et entrepreneurs qui pratiquent la « pollinisation croisée » entre leurs découvertes et leurs pratiques sur le terrain. Gunter Pauli vit à présent à Cape Town, en Afrique du Sud, d’où il écrit des livres et des contes, publiés en langues diverses, sur l’économie bleue et ses applications. Enseignant, activiste, entrepreneur, membre du club de Rome, Gunter Pauli était presque parvenu à se faire oublier de ses compatriotes… Qui à présent le rappellent à cor et à cri, tant sa démarche représente un formidable espoir dans la crise systémique que nous vivons.

Qu’est-ce que la « Blue economy » ?

Disons d’abord ce qu’elle n’est pas : ce n’est pas l’économie rouge qui a saigné la planète et les humains en ponctionnant les ressources sans considération pour les générations futures, en pratiquant les « économies d’échelle » et la spéculation tous azimuts.
Ce n’est pas non plus l’économie verte qui veut faire mieux que la rouge mais n’y parvient pas vraiment, en raison de son coût.
L’économie bleue, elle, s’inspire des trouvailles de la nature pour régénérer les ressources, recréer des systèmes vertueux où une activité rentable permettra d’en financer une autre qui l’est moins mais qui est néanmoins vitale. L’économie bleue s’attache en effet à répondre aux besoins de base. Pour ce faire, elle s’appuie sur les ressources locales, et sur les lois de la physique plutôt que sur les produits chimiques. Elle combine toutes les innovations possibles, à commencer par l’intelligence collective. Un tel système d’apprentissage, de fonctionnement, de production et de commercialisation, ne connaît aucune limite.

La Gaviotas, à Vichada: déjà 25 ans d’expérience

En Colombie, depuis 25 ans, tout un village fonctionne selon ce modèle : l’eau potable y est gratuite pour la population et vendue bon marché aux autres collectivités. Car l’eau est un bien commun. La société Las Gaviotas y a mis au point un système de chauffe-eau solaire basé sur la luminescence, c’est-à-dire la lumière du jour et non directement sur les rayons du soleil. Le succès de cette société s’est construit sur la garantie de 25 ans offerte aux acheteurs du chauffe-eau. 25 ans plus tard, il s’avère que cette promesse n’était ni trop risquée ni trop coûteuse pour les fabricants, ayant conçu leur modèle avec des matériaux simples et des lois physiques élémentaires: la gravité et la convection.
A Vichada on régénère aussi la forêt primaire, tout en fabriquant du charbon de bois avec du bambou et en produisant un biodiesel à base de résine de pin, distribué gratuitement aux habitants. C’est ainsi que la région a retrouvé la paix car ce qui est nécessaire pour vivre y est partagé, et de la sorte on a pu restaurer une certaine éthique sociétale. Dans un pays où sévissent les guerilleros, ce n’est pas mal !

Le mariage du vent et de l’eau à El Hierro

Sur l’île de El Hierro, dans les Canaries, on a combiné la production d’électricité et d’eau pour atteindre en 10 ans 100 % d’autonomie énergétique. Jusqu’en 2000, les jeunes s’en allaient, faute de futur sur cette île, dépourvue d’eau douce, d’énergie et de travail. Les habitants dépendaient totalement des subsides de l’état Espagnol pour survivre.
En 2002, avec le soutien de la fondation Zeri, un plan 2002 a été adopté, basé sur l’énergie éolienne. En effet, la richesse de cette île est le vent. 5 éoliennes ont été installées, pour une capacité totale de 11,5 megawatts. Avec l’énergie disponible en plus de la consommation sur place, on assure le pompage de l’eau située dans des nappes phréatiques très profondes. C’est la même entreprise qui est responsable de l’eau et de l’électricité car l’une dépend de l’autre. La population locale contrôle cette société à 60%. L’état Espagnol y est présent mais n’est ainsi pas majoritaire.
Pour réunir les fonds nécessaires à ces investissements, l’île a négocié avec Madrid que 10 ans de subsides lui soient versés d’un coup, pour assurer le cash flow, en échange de quoi l’Espagne se voyait libérée des subsides à plus long terme. Ainsi, dès à présent, l’île ne dépend plus de subsides.

Grâce à l’eau rendue abondante à un prix très avantageux, l’agriculture a pu être redéployée. Cela s’est fait de façon à ce qu’en 2017, tous les produits agricoles de l’île seront certifiés bio. Ils ont fait des choix adaptés au contexte : très peu de bovins, plutôt des petits animaux, des fabriques sur place pour transformer les produits laitiers etc.

Au final, bon an mal an, 8 millions € circulent sur l’île, il y a eu un effet multiplicateur local. A présent, c’est la seule communauté espagnole qui peut se targuer d’assurer le plein emploi. Et le wifi est gratuit pour tout le monde ! Du coup, les jeunes sont motivés de rester sur place.

Le futur de la viande au Bénin et en Afrique du Sud

A Porto Novo, capitale du Bénin, la fondation Zeri a soutenu le Centre Songhaï fondé par le père Godfrey Nzamujo. Dans cette ferme urbaine, celui-ci cultive… Des mouches ! Qui consomment les déchets des abattoirs et pondent des asticots, riches en protéines. Ces asticots sont mangés par les poissons et les cailles. En trois jours, un kg d’asticots se transforme en 376 kg de protéines ! On utilise aussi la salive des asticots, excellent remède pour les ulcères dont souffrent les diabétiques. Ce remède était déjà connu des Mayas et des médecins de Napoléon lors de ses campagnes en Egypte. Le National Health service du Royaume Uni et l’agence américaine des médicaments ont approuvé l’utilisation de ce produit par les sociétés pharmaceutiques.

A présent, le Centre Songhaï produit 7,8 tonnes d’asticots par mois. A Cape town en Afrique du Sud, on est passés à 100 tonnes par jour. Le plan est d’atteindre 5000 tonnes. Voilà des protéines qu’on ne mange pas directement, produites avec des déchets, et qui deviennent un véritable moteur de l’économie, tout en permettant d’éviter la surpêche. On estime que 25.000 emplois pourront être créés dans ce secteur en Afrique du Sud.

Une telle exploitation serait interdite dans l’Union Européenne. Si la loi est mauvaise, il faut la changer ! Quelle idée de brûler les déchets des abattoirs quand on peut générer une telle production ! Il faut pouvoir saisir de telles opportunités. On ne peut plus penser séparément les causes et les effets.

Culture de champignons sur marc de café : chez vous aussi si vous voulez !

Gunter Pauli se réfère au plan du professeur Chang, grâce à qui aujourd’hui la Chine exporte $17 milliards de champignons. On a découvert que le marc de café est un substrat idéal pour la culture des champignons. Son passage sous l’eau chaude l’a nettoyé des bactéries, il est ainsi pasteurisé. Ainsi, des producteurs de café réutilisent les déchets de leur production pour produire des champignons. En Afrique, cela concerne notamment des femmes qui peuvent ainsi assurer leur sécurité alimentaire. À Paris, ce modèle a été adopté par la société Ufarm qui cultive ainsi des pleurotes, l’espèce la mieux adaptée à ce système. Le projet est soutenu par le torréfacteur Jacques Vabre. Ce projet parisien pourrait rapidement s’étendre à 300 unités de production, avec un potentiel de 1000 emplois. En effet, la demande explose.

Des constructions en bambou qui suivent le mouvement de la terre

En Colombie, en 1999, il a eu l’occasion de construire un bâtiment en bambou avec un permis allemand. Cette même construction a été reproduite à l’exposition universelle d’Hanovre en 2000, avec l’aide de 147 volontaires. Ce fut l’occasion pour Gunter Pauli de présenter à un large public le projet « Grow our own house » (faites pousser votre propre maison). En mettant au point les techniques de construction avec ce matériau qui pousse particulièrement vite, il s’est avéré possible d’organiser à large échelle la construction de maisons sociales très bon marché, par exemple en Équateur où les moins chères peuvent être acquises à 950$ (l’achat par mensualité – 17$ par mois – peut être étalé sur 5 ans). Qui plus est, ces maisons « dansent avec le rythme de la terre », ce qui est moins cher et tout aussi efficace que les techniques de construction anti-sismiques ! Le bénéfice est réinvesti en plantations associant le bambou à d’autres cultures, afin de régénérer la couche végétale. On combine ainsi de multiples bénéfices. Cette entreprise de construction sociale a été depuis privatisée. Gunter Pauli n’est pas favorable aux subsides pour les logements sociaux : car in fine ce sont des subsides pour les entreprises de béton !

Des plaques solaires double face

En Suède, on a mis au point un nouveau type de panneaux solaires dont la structure, en plastic recyclé, coûte bien moins cher que l’aluminium. Il s’agit en fait de panneaux thermiques qui par un système optique, concentrent l’énergie solaire en journée. Cela permet de chauffer de l’eau et, ce faisant, d’empêcher la surchauffe de l’équipement. La nuit, cette eau, refroidie est écoulée en vue d’aller refroidir un réfrigérateur. Le fait que ça fonctionne en Suède, est un gage de réussite partout !

A Cape Town, des maisons en verre recyclé

À Cape town, 150.000 maisons vont être construites avec uniquement des ressources locales. Matériau principal : d’anciennes bouteilles de verre réduites en poudre dans laquelle on injecte du CO2. On obtient une mousse de verre, matériel sur lequel les champignons ne poussent pas ! Toujours recyclable, le verre ne brûle pas, il se transforme.

L’économie bleue vise ainsi à satisfaire les besoins prioritaires, en augmentant le pouvoir d’achat plutôt que les salaires, de façon à répondre aux besoins prioritaires : santé, alimentation locale… Et vie en communauté. Cessons de parler d’entreprises écologiques et responsables car toutes devraient l’être ! En utilisant ce qui est disponible localement, en oeuvrant avec passion, en créant des emplois.

Des fables pour tous les écoliers de Chine

Gunter Pauli écrit non seulement des livres pour adultes mais également des contes intégrant les différents principes de l’économie bleue pour permettre aux enfants de les intégrer dès le plus jeune âge. Le gouvernement Chinois a donné son accord pour une distribution gratuite de toutes ses fables dans les écoles en Chine : il en a déjà écrit 36 et doit en réaliser au total 365 ! Celles qui sont publiées ont déjà été traduites dans toute une série de langues et certaines font l’objet de chansons et de danses.

A présent la parole est au public de la conférence. Un étudiant en gestion s’étonne qu’on ne lui ait jamais parlé de l’économie bleue durant ses études. Certes, en écologie industrielle, on parle de valoriser les déchets. Mais cette idée n’est pas replacée dans un tout systémique !

Une dame interpelle Gunter Pauli sur les pratiques des Chinois qui sont loin d’être les champions de l’éthique. Ainsi en RDC Congo, ils s’accaparent les petits métiers qui permettent aux femmes de survivre. Gunter Pauli lui répond que le mal absolu n’existe pas. Le bon absolu non plus. En Chine on côtoie le pire comme le meilleur. C’est la même chose au Cap où il vit. Mais in fine, si des ministres de l’éducation diffusent ses fables, il s’en réjouit. Les chefs d’état qui veulent faire changer les mentalités via les enfants, montrent ainsi qu’ils veulent construire le futur.

Des exemples en Belgique ?

Henri Monceau de Creative Wallonia, qui a organisé la semaine de la créativité en Wallonie, a accepté d’ajouter cette conférence in extremis dans le programme de ladite semaine… Qui fait à présent 9 jours ! Lors des diverses activités, on a pu découvrir des tas d’entreprises qui mènent des réflexions comparables.
Ainsi, le restaurant « L’air du temps » à Eghezée, avec Sang qui fait de la cuisine moléculaire. Son restaurant va bientôt déménager dans une ferme où il pourra produire tout ce qu’il servira. Il a aussi toute une réflexion sur le design et la décoration, et expérimente fréquemment la cuisine à quatre mains avec d’autres chefs coqs, dans le cadre d’un réseau de pairs.
On peut aussi citer « The smart company » : 4 jeunes à Liège , 3 à Londres et un à Singpour qui améliorent l’efficacité énergétique des collectivités en archipel, par exemple des banques avec leurs succursales. Sur chaque entité, ils créent un système wiki où tout le monde contribue à chercher les solutions techniques. Leur clé : être les plus simples possibles, ce qui les rend plus concurrentiels.
Sur le plan éducatif, Henri Monceau énumère une série de réalisation : les 8 centres de coworking à LLN, les masters en créativité dans diverses écoles supérieures wallonnes, qui pratiquent la pollinisation croisée, et une mesure adoptée la veille, 15 novembre par le gouvernement wallon : des « creative classroom » dans 18 écoles normales wallonnes où les futurs enseignants se familiariseront avec les outils favorisant la créativité.

A propos, et les multinationales ?

Le 16 novembre, à Louvain-la-Neuve, on a aussi parlé d’agriculture urbaine, de permaculture, applicable également à d’autres domaines. On a demandé à Gunter Pauli s’il aime les insectes comestibles… Pas trop apparemment ! Selon lui, les algues et les champignons permettent plus de productivité et de diversité que les insectes. Mais pour cultiver les champignons, il faut savoir distinguer mâles et femelles !

Et que pense-t-il des multinationales qui s’enrichissent via les paradis fiscaux ? Gunter Pauli donne aussi des cours d’éthique des affaires, car l’argent fait partie du système et doit être réinjecté dans l’activité pour favoriser l’emploi et le développement local. Les consultants qui misent sur l’élimination de l’emploi représentent donc le passé. Lui-même ne mène aucune action négative. C’est un choix, d’autres le font. Il s’estime plus convaincant en montrant concrètement qu’on peut fonctionner autrement.
Ceci dit, si une entreprise pollue moins, il ne faut pas lui donner un prix. Ce serait comme féliciter un voleur qui vole moins : mais il vole toujours ! Ainsi, un torréfacteur qui refuserait de consacrer ses déchets de café à la culture de champignons, devrait être pénalisé. Vu l’état de la planète, viser l’amélioration de la société est un must !

Et que faire quand c’est la crise ?

Et bien, dit Gunter Pauli, plutôt que de faire une analyse de crise, il faut scanner les opportunités. Et d’évoquer la situation au Limbourg suite à la fermeture de Ford Genk. Il y a là déjà tout un réseau de personnes occupées à planifier la reconversion des installations, sous la houlette de l’institut Zeri qui y organisera début décembre un training intensif. Plusieurs pistes sont déjà évoquées…

Au Boutan, Zeri a créé une grande banque de levure. Nos bières étaient faites avant avec de la levure sylvestre. Il faut regretter qu’ici Inbev a fermé la banque de levures de 3000 variétés car soi-disant cela coûtait trop cher de l’entretenir. On a ainsi perdu un patrimoine important qui est à reconstituer, ce qui est possible.

La stratégie du jeu de go

Au go, plutôt que de s’attaquer au roi et à la reine, on prend les places, on occupe le terrain. Il faut faire la même chose par rapport aux multinationales. Plutôt que de se confronter à elles directement, et avoir affaire à leurs avocats, autant s’occuper soi-même de l’économie ! De toute façon, les grosses structures ne sont pas adaptées pour pratiquer l’économie bleue, c’est aussi la raison pour laquelle on n’a pas tellement entendu parler de tout ceci en Europe jusqu’à présent.
L’Europe a perdu sa capacité de rêver en grand, mais cela peut changer, avec cette crise qui remet beaucoup de choses en question. Voyons-y l’opportunité d’amorcer un changement systémique, sur base des innombrables initiatives émergeant ici et là, de l’intelligence collective que nous avons appris à développer en fonctionnant en réseau nous-mêmes, et en nous inspirant des centaines d’innovations répertoriées par l’institut Zeri !

Liens

 Plus d’informations sur l’économie bleue

 Livre en français sur l’économie bleue

 Les nouveaux entrepreneurs du développement durable

 Contes pour enfants

 Vidéo de la conférence de Gunter Pauli à la Fondation Nicolas Hulot, 16 déc. 2010 (52 min.)

 Site web de l’institut Zeri