Associations 21 suit avec intérêt les rapprochements intersectoriels qui se multiplient entre syndicats et associations : ainsi, en avril 2013, les Métallos de la FGTB, la FUGEA et d’autres mouvements se sont réunis sous le nom d’« Acteurs des temps présents ». Ceux-ci menaient une semaine d’action du 14 au 18 octobre, autour de la date symbolique du 16 octobre, journée mondiale de l’alimentation. Nous étions présents lors de l’assemblée fondatrice du 14 octobre à l’ULB.


Pourquoi instituer cette convergence des luttes à l’ULB ? Parce que de tous temps, les mouvements étudiants ont soutenu les dynamiques sociétales et les Acteurs des Temps Présents comptent encore beaucoup sur eux en ces temps troublés où l’on voit partout remonter les scores des partis d’extrême droite, tandis que nos acquis sociaux fondamentaux sont de plus en plus remis en question. L’ultra-libéralisme impose sa logique dans tous les domaines, d’où la précarisation des emplois, la dégradation de l’environnement et la destruction de notre système de protection sociale. Est-ce cela la modernité ? Désormais, la perspective que nous offrons à nos enfants est que demain apparaît pire qu’aujourd’hui.

Le rapprochement entre les métallos et les agriculteurs est symptomatique: tandis que ferment nos aciéries, 41 fermes disparaissent chaque semaine en Belgique. Nécessité fait loi: les acteurs syndicaux de ces secteurs qui n’avaient pas pris la peine de se rencontrer plus tôt, veulent désormais agir de concert, en associant également les syndicats des services publics, les jeunes, la culture et les associations du non marchand, qui font aussi l’objet de restrictions budgétaires.

Un thème important lors de cette assemblée : les restrictions à la liberté d’expression et la criminalisation des mouvements sociaux. Il fut ensuite question des alternatives économiques, puis de l’engagement et du militantisme sous toutes ses formes. L’animateur des débats, Eddy Caeckelbergh, n’est pas seulement journaliste à la RTBF: il est aussi président de l’Union des Anciens Etudiants de l’ULB. A l’UAE aussi, on s’est juré de ne pas rester passifs face à toutes ces menaces: on ne peut pas léguer aux jeunes un avenir pire que ce qu’on a reçu nous-mêmes…

Sur la criminalisation des mouvements sociaux, nous avons entendu Iioannis Stefanopolous, du syndicat grec POEM : celui-ci a organisé des mobilisations dans le cadre d’un différend entre l’Etat grec et la multinationale arabo-libanaise qui détient un important chantier naval, où 1200 travailleurs font les frais du litige. Les actions ont été durement réprimées. La troika en Grèce a interdit les conventions collectives. Les grèves sont déclarées illégales et les travailleurs qui y ont participé ont été licenciés. Bref, ce sont là les conventions de base de l’OIT qui sont bafouées.

Olivier Stein, du progress lawyers network, montre la restriction rampante de la liberté d’expression en Belgique: après les sanctions administratives communales visant les mineurs, nos élus transposent à présent en droit belge une directive européenne relative aux mesures anti-terroristes. Le terrorisme est un terme on ne peut plus flou qui n’offre aucune balise claire pour les juges ; ceux-ci en viendront à juger la légitimité des luttes. Et que dire de « l’incitation indirecte » au terrorisme?Finalement, les personnes amenées à s’exprimer en public auront tendance à se censurer à priori pour éviter les poursuites.

Pierre-Arnaud Perrouty de la Ligue des droits de l’Homme confirme : effectivement, des lois liberticides sont votées par un parlement docile, suite à des événements qui ont suscité l’émotion populaire. Dans le cas de la transposition de cette directive sur les mesures anti-terroristes, un recours a été introduit. Ce problème de gouvernance de la démocratie redonne encore plus de sens aux luttes sociales. On peut fustiger l’indolence générale mais c’est un cercle vicieux, car celle-ci est renforcée par l’intimidation. Quand les lignes sont floues, on est sur ses gardes car on ne sait plus ce qu’on peut faire ou non. Non seulement les autorités pénalisent les gens fragilisés, comme les chômeurs ou les migrants, mais aussi ceux qui les soutiennent. Ainsi, le comité de soutien aux Afghans sans papiers a été poursuivi pour des motifs incroyables. Le parquet a gonflé les préventions et intimidé les assistants à l’audience. Or assister à une audience est un droit fondamental !

Gilles Lantez, des Jeunes FGTB, rappelle que ceux qui veulent bouleverser l’ordre établi ont toujours été embêtés. L’hégémonie culturelle du néo-libéralisme, c’est notamment l’acceptation de la domination. C’est ainsi que la plupart des étudiants ne se sentent pas concernés par des phénomènes qui les touchent comme la marchandisation de l’enseignement : eux-mêmes « consomment » leurs cours. Heureusement, certains se mobilisent !

Stefanopolous raconte comment, en Grèce, la lutte sociale est devenue inéluctable. Dans un pays où le chômage a atteint les 30% (65% pour les jeunes), la colère se transforme souvent en votes pour l’extrême droite, mais à présent, les dirigeants d’Aube dorée sont en prison et les combats sociaux se poursuivent, avec une grande solidarité manifestée par les collègues européens dont la FGTB. On ne baisse pas les bras !

Selon Olivier Stein, le droit est le fruit d’une lutte mais aussi le reflet d’un état de la lutte. Aujourd’hui la loi n’est plus une garantie suffisante pour protéger qui que ce soit. Reste le rapport de force pour empêcher les dérives, et les « canaris dans la mine » que sont les petits mouvements subissant déjà la répression. D’où l’importance d’être solidaires avec eux. De l’autre côté, certains échappent très bien à la répression grâce à l’argent : ainsi, Axa Luxembourg a payé pour échapper à son procès !

Et quid des alternatives économiques ?

Mireille Bruyère est une « économiste atterrée », partageant avec ses confrères l’idée que l’économie n’est pas une science, ou alors c’est une science humaine. La crise est portée par l’hégémonie économique, il y a un donc aussi un combat à mener pour montrer qu’il y a une autre pensée économique. Cela semble évident pour nous, mais on le voit dans les universités, l’emprise du business est telle que les hétérodoxes sont rejetés, telle la Toulouse School of Economics : on y parle d’histoire et de sociologie, ô sacrilège de l’interdisciplinarité !

Un syndicaliste Québecois, Sylvain Martin, nous parle des pratiques syndicales innovantes au Québec. Un nouveau syndicat, Unifor, réunit de façon inédite des secteurs aussi différents que l’automobile, l’énergie et le papier. Ce n’est pas une simple fusion mais également l’occasion d’une refondation du syndicalisme, dans des secteurs en crise. Le travail y est intersectoriel et également innovant au niveau du membership.

Jean Frison, de la coopérative agricole Coprosain, explique le travail entrepris depuis des années, avec des organisations agricoles non traditionnelles, alliées aux consommateurs (depuis longtemps) mais aussi à d’autres travailleurs. Ainsi, dans les années 70, une laiterie fut occupée par ses employés et les producteurs de lait, dans le but de reprendre l’outil, ce que la grosse industrie laitière empêcha. Puis ce fut la constitution d’Agrisain et de Coprosain, pour réunir les petits producteurs de lait face à la grosse industrie laitière. Quel type de développement voulons-nous ? La réflexion est venue des agriculteurs, enracinée. A présent, la ferme est noyautée par l’industrie agricole qui tourne autour… Même les élevages de poulets bio ! Ils sont à 100% aux mains des industries agricoles qui produisent et commercialisent. Idem dans le secteur porcin. Coprosain travaille un porc nourri de ce qui est produit à la ferme : c’est de plus en plus difficile car tout le secteur est noyauté !

Malgré tout, ils essayent de maintenir un système où on poursuit à la fois l’élevage et les cultures pour assurer l’autonomie fourragère des élevages avec des protéines locales : légumineuses, trèfle, luzerne, pour empêcher l’importation massive de soja américain… Idem vis-à-vis des intrants chimiques : ils sont éliminés pour permettre l’autonomie. Quant à la transformation et la commercialisation, c’est le rôle de Coprosain, présent sur de nombreux marchés. Tout cela a permis de créer pas mal d’emplois. Et au sein de la coopérative, les producteurs peuvent discuter des prix.
Malheureusement, leur nombre chute dramatiquement. Les plus âgés vendent au plus offrant, tandis que la terre échappe aux maraîchers qui ne demandent qu’à se développer. D’où l’enjeu des coopératives foncières, telles Terre en Vue.

Dimitri Coutiez, de l’agence Propage-s parle du mouvement coopératif laminé dès les années 60 par la grande distribution. Quant aux coopératives de production, il y en a peu. Or il s’agit de démocratiser l’économie. Que ceux qui produisent la richesse puissent reprendre en main les leviers du développement. L’économie, c’est produire de la richesse et la répartir. Ce n’est pas de la science, c’est un rapport de forces. Par ailleurs, on sait que d’ici 2020 à 2025, 30% des PME wallonnes seront à remettre. Les enfants du baby-boom prennent leur retraite. Faute de repreneurs dans leur famille, ces entreprises risquent de disparaître. Les pouvoirs publics mais aussi les organisations syndicales ont une responsabilité : en Espagne et en Italie, des lois permettent aux travailleurs de reprendre leur outil de travail. En Andalousie, il y a 500 coopératives. Des fédérations syndicales soutiennent de telles structures. Dès qu’une entreprise est à remettre, on analyse la faisabilité. On n’envoie pas les travailleurs au casse-pipe. On a pu ainsi sauver 70% des emplois. Il faut rendre cela possible ici aussi car actuellement, notre système de protection sociale ne favorise pas la reprise d’entreprises.

Mireille Bruyère se réjouit de telles perspectives. Les idées, c’est aussi un rapport de forces. Dans l’opinion publique, on voit bien que nos élites nous amènent ds l’impasse. « On ne nous la fait plus ». Le défi majeur pour rompre avec le système dominant, et pas seulement au niveau local, est de faire attention à ce qui se passe globalement tout en agissant localement.

Le néo-libéralisme a autonomisé une sphère monétaire et financière qui impose aux démocraties un mode de fonctionnement. Dans ce contexte, les syndicats ont tendance à se réfugier dans le productivisme. Mais on ne peut plus penser les choses co ça maintenant. Pour permettre une transformation sociale et écologique, il faut repartir des besoins sociaux. Il ne suffit pas de créer des coopératives de producteurs qui vont ensuite se positionner sur un marché. Il faut aussi parler avec les consommateurs, se rapprocher des collectivités locales. Autonomie, coopération, proximité : la productivité est moindre, donc ça peut sembler une hérésie mais le but devient de remplir des besoins sociaux avec du travail de qualité. Ce qui interroge les syndicats…

L’engagement et l’action sous toutes ses formes

Claude Semal, représentant la FACIR (fédération des auteurs, compositeurs & interprètes), parle ensuite des difficultés des acteurs culturels par surtout en Belgique francophone où les artistes locaux ne sont pas du tout promus à la différence de ce qui se passe dans d’autres régions ou pays.

Puis Olivier Coyette du Théâtre de Poche parle de la culture comme forme d’engagement : à condition de bien garder les détours de la fiction, de la fable, car les artistes ne sont pas des journalistes. Le théâtre est là pour réaffirmer une subjectivité, dans un monde débordé par le flux tendu d’infos où il devient difficile de faire la part des choses. Le théâtre tend au spectateur un miroir tranchant. Si tout est euphémisé, on ne peut plus penser ce qu’il se passe. Même Marine Lepen dit que son parti n’est pas d’extrême droite ! Le théâtre redonne la parole à la parole…

Mathieu Sonck d’Inter-Environnement Bruxelles parle de l’enjeu du foncier à Bruxelles. La question écologique au sens large est évidemment importante mais elle s’allie et se confronte à des tas d’autres questions, et pour IEB, la question sociale est centrale. Penser l’utopie, le lointain, en l’articulant avec le proche, par des luttes pied à pied comme les luttes syndicales : la déprime se transforme en colère. Comment faire pour qu’elle ne se transforme pas en haine mais en quelque chose de plus constructif ?

Gwenaëlle Martin, de la FUGEA, parle du problème du foncier pour les agriculteurs  : de moins en moins de jeunes reprennent des fermes, à cause des prix du foncier et des contraintes du travail. Ceux qui le font sont des passionnés. Leurs parents les découragent. Donc ils sont très conscients et sensibilisés à la politique agricole. Ils savent que s’ils s’isolent ils sont foutus. Evidemment, ils sont accaparés par leur travail. Certains doivent travailler à l’extérieur en plus pour s’en sortir. Et ils prennent encore du temps pour la FUGEA. Donc pour eux l’engagement est primordial. Régulièrement, ils mènent des actions, montrant la solidarité entre eux, dans un combat commun qui les mobilise. Car il y en a de moins en moins. 43 exploitations ferment chaque semaine. D’où les alliances avec d’autres mouvements : quand il n’y aura plus d’agriculteurs ici, on ne pourra plus rien garantir sur la qualité et les conditions de production.

En ville aussi, constate Mathieu Sonck, les citoyens se sentent coincés par les contraintes. Nos imaginaires sont colonisés. Cette n-ième mue du capitalisme est dans les esprits, créant des dilemnes qui empêchent d’agir. Ex la voiture : est-ce la meilleure façon de penser les déplacements ? Faut-il posséder une voiture ou en permettre l’usage ? Dans ce cas, on en produira 20 fois moins. Le cheminement peut se faire mais pas dans des luttes sectorielles. Les services publics de transport favorisent l’usage. IEB fait partie d’une plate-forme de défense de ces services qui réunit des travailleurs de services publics (SNCB et STIB) et des usagers.

Autre exemple, celui des centres commerciaux, expression presque paroxystique du néo-libéralisme. Leur création est devenue un produit strictement financier, sans égard pour la viabilité du projet. Organiser la lutte dans une logique moins sectorielle permettrait en même temps de repenser les modes de consommation et de production…

Deux académiques nous livrent leurs conclusions de ces échanges

Marek Hudon était déjà là lors de l’acte 1. Il entend ici beaucoup de choses nouvelles, de contenu et est frappé par la similarité des problèmes, des luttes, des propositions. La réponse doit être collective : et interdisciplinaire, intersectorielle. D’où l’intérêt d’un processus inclusif, de la recherche d’alliances. Ne fermons pas trop vite des portes pour permettre des réflexions parallèles, plus ou moins radicales, un espace de pensée.

Après il s’agira de digérer cela ensemble, de construire un récit collectif qui donne envie. Actuellement, les inégalités sont dans le débat public : si c’est un élément important, il faut des indicateurs, pousser le collectif à agir là-dessus. Evaluer nos pouvoirs politiques quant à l’efficacité de leur action sur cette dimension.
Et il faut taller plus loin dans la structuration et la sensibilisation, collectionner les différentes réalités pour comprendre ce qui nous réunit, avancer avec cette vision collective, en s’évaluant aussi…

Philippe Defeyt, lui, est d’abord frappé par les mots « bonheur commun ». Tout le reste, ce sont des moyens. La grande victoire du système depuis 1/2 siècle est de nous avoir convaincus que les moyens sont plus importants que la fin. C’est à la fois un désastre et un espoir.

Ainsi, le 1er novembre, cela fera 20 ans qu’est entré en vigueur du traité de Maastricht. Quel désastre ! Non pas la monnaie unique mais l’intégration commerciale sans tout le reste. Et on continue sur la même voie: il faut craindre qu’une large majorité vote bientôt au Parlement Fédéral le traité transatlantique. Cet « anniversaire », c’est le début de la déglingue.

Pour être acteur, faire partie d’une société et la faire avancer, il faut des repères :
1. des biens économiques et des infrastructures : penser qu’on peut construire une société sans investir au travers de l’impôt est une illusion.
2. Un capital social : des alliances, la confiance des acteurs. Rien ne remplacera jamais, en matière alimentaire, le lien direct entre consommateur et producteur. Aujourd’hui, ce ne sont pas les pauvres qui sont désaffiliés, ce sont les élites ! Actuellement, elles ne pensent qu’à se reproduire. D’où le fait qu’on ne veuille pas investir massivement dans l’égalité des chnces
3. le capital humain
4. l’environnement

Tout cela est mal distribué et dégradé. L’enjeu le plus immédiat est la durabilité économique vu la fin de notre modèle de développement. Nous risquons à la fois un désert économique et un désert social.

Pour le futur, il faut garantir la liberté de parole. C’est de là que peuvent naître des évolutions. Le système a saucissonné les débats. Il est difficile de lire le monde dans la globalité. Il faut aussi casser les injonctions des économistes classiques : on peut s’en sortir mieux qu’aujourd’hui en créant de la monnaie et en l’injectant dans notre stock de logements.

Il faut ensuite réfléchir à nos modes de production, notamment via les coopératives. Enfin, les choix personnels sont importants aussi. Ils ne remplacent pas les rapports de force mais peuvent contribuer au basculement.

Philippe Van Muylder clôture cette matinée : se réjouissant de voir tant de personnes diverses, de préoccupations communes. Attention à l’écueil de la résignation. On peut se mobiliser sur base d’une conviction forte : le problème dans nos sociétés, ce n’est pas le coût du travail, c’est le coût du capital. Nous ne voulons pas une politique de l’offre mais de la demande pour une planification écologique de la production.

Dans 3 métiers, le mot « témoin » a un sens précis qui peut nous aider :

 Electricité : lampe témoin. Les Acteurs des Temps Présents vont en avoir besoin.

 Bâtiment, maçonnerie : petit morceau que l’on scelle en travers d’une fissure pour en contrôler l’évolution et la réduire.

 Reliure : un feuillet que le relieur laisse intact pour montrer que les marges ont été épargnées au maximum. Nous devons nous donner cette liberté d’épargner les marges.

Oui, le contexte est difficile, le périmètre d’intimidation s’étend. Mais aussi, une autre société est déjà en route. A l’instar d’Isabelle Stengers, « fabriquons des surprises » avec ce front commun inédit et prometteur.

Le mot de la fin pour Jean Frison : après l’acte I en avril et l’acte II en octobre, au boulot maintenant pour mettre en place une structure de coordination. N’oublions personne. Conditionnons l’entrée dans les Acteurs des Temps Présents au respect de l’autre. Listons les priorités : les mois qui viennent risquent d’être chargés. Notre défi est d’y répondre collectivement, solidairement. Osons nous mettre d’accord sur un socle minimal…. Chacun est alors invité à aller signer la charte !