Ce que je suis venu observer ici, c’est surtout le rapprochement entre les agences de l’ONU et les entreprises. C’est à Johannesburg en 2002 qu’ont été lancés ces nouveaux partenariats intitulés « Global compact ». Ils se sont poursuivis, les connexions entre les entreprises partenaires et les agences de l’ONU se sont même renforcées de façon exagérée. Car ces liens influencent le travail même des agences de l’ONU…


Les entreprises ont-elles exercé une influence majeure pendant Rio+20 ?

C’est surtout avant le sommet qu’elles ont exercé leur influence. Depuis un an et demi, la plupart des grandes multinationales s’activent dans le cadre d’un programme émanant de l’ONU, « Business action for sustainable developpement ». Elles se sont ainsi déjà réunies pour de nombreuses conférences, coorganisées par l’Union Européenne. Le lobby des entreprises au niveau européen comme au niveau national, ce n’est pas nouveau. C’est une oeuvre de longue haleine !

En effet, l’histoire du lobbying européen est très bien racontée dans le film « The Brussels Business » où vous êtes longuement interviewé. Cette influence surtout en amont, serait-ce la raison pour laquelle la délégation belge à Rio n’a pas eu le sentiment de subir directement cette influence ?

Les négociateurs belges ne l’auront pas noté ici car durant ce sommet, il n’y avait pas réellement d’enjeu pour les multinationales. S’il y en avait eu, on les aurait vu arriver dans les couloirs du Riocentro ! Ainsi, la déclaration de Rio+20 ne compte aucune décision les concernant. A présent, tout le monde exprime son mécontentement sur cette déclaration mais en réalité, le texte n’a pas tellement changé depuis le premier draft. L’influence des lobbies s’était déjà opérée dès la rédaction de celui-ci. C’est pourquoi on n’y trouve aucune contrainte visant le respect des normes sociales et environnementales, par exemple. Rien sur les paradis fiscaux. Les entreprises les plus actives pour empêcher les contraintes et les régulations ambitieuses dans les textes de l’ONU, sont en général américaines ou canadiennes mais aussi européennes. Elles peuvent se féliciter d’avoir atteint leur but à Rio.

Il y a quand même à Rio une forte présence des multinationales !

Oui, elles disent que c’est la plus grande délégation d’entreprises lors d’un sommet des Nations Unies. Elles sont ici pour promouvoir l’idée qu’elles s’activent déjà à trouver des solutions pour le développement durable du monde. Leur communication vise à imposer l’idée qu’en devenant plus vertes, les industries vont résoudre tous les problèmes. L’opération de relations publiques est ambitieuse, on trouve leurs logos jusque sur les indications officielles du sommet.

Et leurs stands à côté de ceux des pays au Parc des Athlètes ! Avez-vous participé à des conférences d’entreprises à Rio ?

Oui, au total celles-ci ont réuni 2000 participants, qui échangeaient sur cette vision selon laquelle l’économie verte est une bonne solution, et s’ils s’y engagent plus avant, ils sauveront le monde. C’est une idée très dangereuse. Imaginez Pepsi Cola soigner son image avec des projets de réduction du gaspillage d’eau en Inde ou en Afrique, alors que dans le même temps, elles pompent dans des nappes phréatiques dont des populations ont besoin, elles polluent des cours d’eau… Citons aussi l’exemple de la compagnie minière Vale dont on voit les pubs partout ici : ses activités au Brésil sont très controversées.

Les entreprises ne peuvent-elles donc jouer un rôle dans le développement durable ?

Si l’on considère que l’on résoudra tous les problèmes grâce aux nouvelles technologies, on peut trouver qu’on a déjà bien avancé. Si l’on est plus critique, on voit tous les impacts négatifs des activités industrielles soi-disant vertes : pillage des ressources, pollutions, destructions des écosystèmes, exploitation des travailleurs, évasions fiscales qui privent les pays en développement de moyens vitaux pour les services publics… Les conclusions que l’on tire de cette évolution sont alors radicalement différentes.

Mais il y a aussi le « green washing » : si elles sont si en faveur de l’environnement, pourquoi alors empêcher toute régulation internationale en la matière ? Des mécanismes internationaux contraignants sont nécessaires : si quelque part, des populations ont à pâtir de l’activité d’une entreprise, qu’elles puissent accéder à une juridiction et obtenir réparation. Les multinationales devraient aussi admettre l’obligation de rendre des comptes. Tant qu’elles ne le font pas…

Qu’avez-vous constaté sur place à Rio ?

Ce que je suis venu observer ici, c’est surtout le rapprochement entre les agences de l’ONU et les entreprises. C’est à Johannesburg en 2002 qu’ont été lancés ces nouveaux partenariats intitulés « Global compact ». Ils se sont poursuivis, les connexions entre les entreprises partenaires et les agences de l’ONU se sont même renforcées de façon exagérée. Car ces liens influencent le travail même des agences de l’ONU. Le global compact est basé sur le volontariat des entreprises. En signant ce partenariat, elles savent qu’elles ne devront pas changer grand chose à leurs pratiques. Par contre leur image s’en trouvera améliorée et elles auront aussi plus d’influence ! Ainsi le programme
« Business action for Sustainable Development » : alors qu’il émane des Nations Unies, il est dans les mains de groupes de lobby et du global compact. Ces liens deviennent trop fusionnels !

Avec ces partenariats les lobbies ont donc encore plus de poids ?

De poids financier en tout cas : les agences UN sont très dépendantes du sponsoring des entreprises. Depuis que les états ne financent plus ces institutions suffisamment, elles vont chercher l’argent dans le privé ! Ce phénomène est assez récent.

Voilà qui n’est pas du tout connu de l’opinion publique ! Ce financement est-il documenté ?

Non, cette histoire reste à écrire ! Le financement des agences UN doit être investigué plus avant. Même l’Organisation Internationale du Travail (OIT) reçoit des financements des entreprises !
Si on n’assure pas leur réelle indépendance financière, on ne peut plus assurer qu’elles défendent les intérêts des citoyens dans le monde. C’est ça le plus inquiétant aujourd’hui : on ne peut plus se fier aux agences des Nations Unies.

Cette évolution nous échappe parce qu’en Europe, la Commission Européenne n’est tout de même pas financée par des entreprises…
Au Royaume Uni, le parti conservateur est en partie financé par le secteur financier. Idem pour certains partis en Allemagne. Officiellement, ce n’est pas le cas pour les candidats aux élections en Europe (à part Berlusconi…). Cela n’atteint pas les mêmes proportions qu’aux USA. Mais des entreprises sponsorisent des événements organisés dans le cadre de la présidence tournante des Etats.
Dans les agences des Nations Unies, cela a commencé en 1999 quand les Etats-Unis n’ont plus voulu y mettre de l’argent. L’Europe a aussi réduit ses financements aux Nations Unies. Dès ce moment, Koffi Annan a cherché d’autres moyens, et c’est ainsi qu’il a lancé le Global Compact.

A votre avis, comment remédier à cette situation ? Les politiciens en sont-ils capables ?

Bien sûr, à condition qu’ils s’engagent résolument à réduire le poids des entreprises multinationales dans les décisions politiques. Il nous faut donc des politiciens convaincus de cette nécessité: non pas de s’en prendre à l’activité économique, bien sûr. Celle-ci est nécessaire, mais à empêcher l’influence des entreprises sur les acteur politiques. Dans le Guardian de ce matin, Geffrey Sachs ne disait pas autre chose : selon lui, le business aux USA est en train de détruire la démocratie. Il faut stopper ce lobbying.

Si les responsables politiques le veulent, ils peuvent le faire. On a l’image de gouvernements faibles et de marchés forts. Mais c’est seulement vrai parce que les politiques eux-mêmes rendent le marché fort, c’est en quelque sorte une décision collective. Les états sont toujours là, ils pourraient être forts, ils ne sont pas encore dissous dans le marché. Les politiques doivent reprendre les choses en main. Evidemment si eux-mêmes pensent que le marché est LA solution, on n’en sortira pas.

Dans « The Brussels Business », vous expliquez qu’il y a 20 ans, les entreprises n’avaient pas un tel pouvoir de lobby. 20 ans, ce n’est pas si loin…

C’est vrai mais durant ces 20 années, le monde a changé et on ne reviendra plus en arrière. Les actuelles règles du commerce mondial sont très bénéfiques pour les multinationales : elles ont dès lors trop de liberté, cela doit changer, il faut leur mettre plus de contraintes. C’est pourquoi, à présent, la régulation doit être organisée au niveau international. D’où l’enjeu de réformer l’ONU et de rendre les agences des Nations Unies indépendantes des entreprises…

Rubrique Rio+20 sur le site du Corporate Europe Observatory (CEO)