Analyse d’Associations 21, 9 avril 2020
1001 semences de cartes blanches fleurissent dans les boîtes mail des acteurs de la société civile. Pas une n’évoque les masques buccaux. Pourtant, s’il y a bien un sujet qui agite l’opinion publique en ce moment, c’est celui-là. Car il divise. C’est en réalité son intérêt car il pousse pro- et contra- à affiner leurs argumentations, modèles et usages. On expérimente et on échange !
C’est parti de la base
Dès le début du confinement, alors que les scientifiques étaient unanimement contre l’utilisation de masques buccaux par les particuliers, des milliers de couturières (car ce sont majoritairement des femmes) se sont mises à l’ouvrage, tout d’abord pour répondre à la pénurie de masques pour les professionnel.les (chronique de l’émergence de ce mouvement : https://www.associations21.org/chronique-covid-01-les-masques-en-tissu-reutilisables-une-aventure-citoyenne/).
Créé le 13 mars 2020, le groupe Facebook Solidarité Coronavirus Bruxelles a très rapidement donné naissance à des sous-groupes, dont le plus actif est dédié aux masques “do it yourself”. Le Mode d’emploi du groupe est très précis et cadré, par un team d’administratrices bénévoles: limites et précautions d’usages des masques sont à lire dès l’entame. Des mots clé permettent ensuite de classer les publications par rubriques : recherche, propositions, bons plans, modèles, types de tissus à privilégier… De nombreuses couturières amateures y ont trouvé des tutoriels et des gabarits. Les demandes continuer d’y affluer, de tous côtés : maisons de repos, infirmières à domicile, policiers, institutions sociales…
Le 19 mars, l’économie sociale prenait le relais, avec notamment l’opération « 100.000 masques à Bruxelles ». A l’heure où ceux-ci parviennent aux institutions par l’intermédiaire d’Iriscare, certains grincent des dents : ainsi, dans les organisations d’aide alimentaire déjà mises à mal par la fragilité des bénévoles, presque tou.te.s du 3ème âge, et par le manque de ressources alimentaires, on préférerait de loin obtenir des masques chirurgicaux, jetables. Car comment s’assurer que les bénévoles nettoyeront leur masque, et que dire des sans-abri… Ces masques deviennent eux-mêmes des nids à virus !
On comprend donc que les masques en tissu ne peuvent convenir à tous les publics, que les plus précaires ont besoin de la meilleure des protections. On comprend bien aussi les réticences des épidémiologistes qui considèrent que les masques sont des faux-amis, parce qu’ils risquent de conférer un faux sentiment de sécurité. Certains plaident d’ailleurs pour qu’on les nomme plutôt « écran anti-projection » ou « masque barrière ». Nous adoptons désormais cette appellation.
Les scientifiques se divisent
Le débat est mondial et agite la communauté scientifique jusqu’au sein même de l’OMS (cf ce récapitulatif dans Le Monde du 6/04/20). En Belgique, dès fin mars, l’unanimité scientifique se fissure. Certains infectiologues comme le docteur Jean-Luc Gala (UCLouvain) considèrent qu’il serait utile que chacun.e porte un masque, essentiellement pour protéger les autres, mais aussi pour se protéger soi-même. Ayant eu l’expérience d’Ebola en Afrique, Jean-Luc Gala publie son tutoriel pour un masque fait maison. Les réticences demeurent, notamment dans le chef de Maggy De Block, ministre de la santé, mais la pression populaire augmente, au vu notamment de vidéos d’Européens expatriés à Hong-Kong, qui ne comprennent pas pourquoi les habitants du vieux continent ne portent pas de masques buccaux dans l’espace public. Ces expatriés n’ont pas conscience de la pénurie de masques jetables en Europe. De façon plus étonnante, d’éminents virologues Belges prônent eux aussi le port de masques jetables par tout un chacun, sans considération pour la pénurie d’équipements pour les travailleurs en première ligne. Ces virologues – tous des hommes – n’ont visiblement pas la couture en haute estime.
Pourtant, les masques en tissu présentent un avantage très intéressant du point de vue de l’économie circulaire, de l’environnement et de l’empowerment : lavables (à 60° pour éradiquer le covid 19), ils sont réutilisables et fabriqués pour la plupart dans des tissus de réemploi. Divers tutoriels permettent à toutes les personnes intéressées d’en confectionner elles-mêmes à la maison.
Cependant, tandis que de plus en plus de gens vont faire leurs courses, équipés de masques, la plupart arborent des masques jetables. Où les ont-ils trouvés ? C’est particulièrement choquant pour le personnel soignant et leurs proches, d’en voir se balader en rue avec un masque FFP2.
Il y a donc urgence à promouvoir le « do it yourself » et les masques faits maison. Et de ce point de vue, les opinions évoluent. Marius Gilbert le 7 avril 2020 sur facebook : « Je ne cesse d’être interpellé sur la question de l’usage des masques par le grand public. Ma position est claire, le masque ne doit surtout pas se substituer aux autres mesures (distance sociale et hygiène des mains), mais doit être vu comme un complément utile. J’y reviendrai. »
Rémunérer des couturières professionnelles
Cependant, tandis que d’aucun.e.s retrouvent avec plaisir leur vieille machine à coudre, depuis trois semaines, des bénévoles cousent des équipements pour les hôpitaux et commencent à fatiguer. Ce mouvement citoyen se confronte à ses limites. Fin mars, Axelle Mag titre « Lutte contre le coronavirus : si les femmes s’arrêtent, les masques tombent »
Car des couturières se retrouvent sans emploi, qui travaillaient dans la confection textile, le théâtre, le cinéma. Et elles s’étonnent qu’on leur demande de confectionner gratuitement du matériel professionnel, dès lors qu’il s’agit d’équiper les hôpitaux de vêtements de protection (1). Pourquoi notre société n’est-elle plus capable de rémunérer les couturières à la hauteur de cette fonction redevenue essentielle ?
Il est temps de professionnaliser le mouvement. Pourquoi ne pas contraindre légalement toutes les entreprises de la grande distribution à rémunérer des couturières pour équiper leurs employé.e.s, de masques en tissu, répondant à certaines normes de qualité ? Ce 7 avril 2020, l’AFNOR a publié un Guide d’exigences minimales, de méthodes d’essais, de confection et d’usage des recommandations pour des masques barrière, ainsi que des patrons (gabarits).
La société civile adresse la même revendication pour toutes les entreprises et institutions, dans la perspective du déconfinement. Il est vrai que l’industrie propose à présent des masques synthétiques lavables. Néanmoins, les délais d’approvisionnement sont tels que les masques barrière en tissu restent utiles et permettent une production décentralisée.
Education citoyenne à grande échelle
Ces derniers jours, des communes ont pris aussi l’initiative de recommander le porte du masque barrière pout tout le monde. Le mouvement s’étend donc, malgré le scepticisme des experts, et les cris d’alarme du personnel soignant qui manque toujours d’équipement et compte ses collègues atteints du Covid 19.
Le port du masque barrière est donc un enjeu culturel et psycho-social, porté par un mouvement mondial. L’efficacité du produit est un but, mais ce n’est pas le seul but. L’éducation sanitaire (l’entretien du masque), le vivre ensemble et l’éducation citoyenne (respect d’autrui) sont au moins aussi importantes. Apprécions aussi la dimension de capacitation citoyenne (empowerment) qui joue un rôle important dans le maintien du moral, de l’estime de soi et du lien social.
Voilà aussi comment se construit la transition vers une société plus résiliente et solidaire : au travers d’actes concrets. Attention tout de même à l’abus de bénévolat!
Antoinette Brouyaux, Associations 21
(1) Ceci nous éloigne des masques mais la mise au travail de couturières bénévoles pour les hôpitaux prend des allures esclavagistes, cf cet appel de la société MAD le 4/04/20: https://mad.brussels/fr/appels/urgent-appel-volontaires-fabrication-blouses-medicales. L’urgence et le Covid 19 ne justifient pas que de telles contraintes soient imposées à des bénévoles.
Actualisation 22 avril 2020: finalement, le port du masque sera obligatoire dans le cadre du déconfinement et le masque barrière en tissu remplace très opportunément les masques industriels dont les arrivages en provenance de Chine révèlent de nombreuses non conformités! Ici, l’avis de Jean-Luc Gala sur les différentes alternatives possibles parmi lesquelles un masque en tissu bien fait est la seule alternative crédible!
A propos des couturières professionnelles: Masques en tissu : des costumières s’organisent pour sortir du travail gratuit